« Et toute la Corée est heureuse ! »

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Bienvenue dans la vie de Zin-mi, petite fille de 8 ans. Sa particularité ? Elle et ses parents vivent en Corée du Nord. Ce pays secret, interdit et isolé est projeté sous le feu des projecteurs dans le dernier documentaire de Vitaliy Manskiy, Under the Sun, qui relate la vie d’une famille ordinaire dans le plus beau pays du monde. Le film nous ouvre, tant bien que mal, une fenêtre sur la vie à Pyongyang, et sur ses habitants.

« Ils vivent dans l’immeuble le plus luxueux de la capitale ; il n’y en a pas d’autres comme ça. Lorsque j’ai eu un instant, une fois, j’ai regardé dans les armoires et elles étaient vides. Dans les salles de bain, il n’y avait pas de brosse à dent »

Dès le début du film, le spectateur est invité au cœur de la vie de Zin-mi et de ses parents. Une série de photos, projetées contre le mur, dépeignent la protagoniste de son plus jeune âge à aujourd’hui. Puis, des rideaux s’ouvrent sur la ville, et la fillette apparaît, à côté d’une fleur, la Kimjongilia. « Mon père dit : “La Corée est le plus beau pays de la zone est du globe. La Corée est le pays du Soleil Levant.’ »

Aux premiers abords, Under the Sun est une fiction, un roman, un conte de fées que tente de nous dresser la Corée du Nord. Il faut savoir que le réalisateur s’est vu autoriser le tournage de son documentaire, à la condition de suivre strictement un scénario fourni par le gouvernement. Dans ce monde parallèle, Zin-mi et ses parents vivent dans un immeuble spacieux situé dans le plus beau quartier de Pyongyang. La petite fille fréquente la meilleure école de la capitale ; les élèves reçoivent des présents de Kim Jong-un en l’honneur du Jour du Soleil. Son père est ingénieur dans une fabrique de textiles qui dépasse régulièrement les quotas journaliers du gouvernement de 150% (200% une scène plus tard), grâce au travail acharné de ses employés modèles et « très adroits ». Sa mère travaille dans une usine exemplaire de lait de soja, dont les adultes comme les enfants raffolent. Une camarade de classe de Zin-mi se blesse la veille d’un spectacle organisé en l’honneur du leader de la nation, dans lequel elle doit danser ; heureusement, grâce à la technologie de pointe de l’hôpital de Pyongyang, elle est remise sur pied en une journée.

Tout est orchestré afin que le monde extérieur se laisse convaincre par la perfection du pays du Soleil Levant, par la beauté de la vie que l’on y mène, par le patriotisme et la joie qui emplissent les cœurs des concitoyens. Dans cette belle vitrine trônent des figures omniprésentes ; il ne se passe pas une scène sans qu’un portrait, une parole ou une statue idolâtrant les trois derniers leaders de la nation n’attire l’attention du spectateur.  A force, ces images provoquent un sentiment d’oppression : très vite, le spectateur ne sait plus que croire, et il devient délicat de distinguer la réalité de la mise en scène.

« Nous avons fait tout ce qui était possible pour que, dans cette atmosphère insupportable, nous nous approchions de quelque chose qui ressemble à une réalité. »

A l’origine, Vitaliy Manskiy souhaitait tourner le film dans l’esthétique de l’hyperréalisme, mouvement artistique développé à la fin du XXème siècle, dont le but est de dépeindre une œuvre dans un réalisme tel que le spectateur se demande quelle est sa vraie nature. Cinématographiquement, l’idée était « d’opérer avec le langage de la propagande afin que cette dernière se démantèle et se dénonce d’elle-même », sans qu’une autre intervention du réalisateur ne soit nécessaire. Il prend comme exemple le documentaire sur la propagande nazie de Leni Riefenstahl, Le triomphe de la volonté, à la différence que ce dernier fût, dans un premier temps, approuvé par le régime avant d’être utilisé comme contre-propagande.  Au contraire, Under the Sun devait montrer une propagande tellement irréelle qu’elle en devient directement une contre-propagande.

Finalement, il opte pour une approche plus journalistique. « Nous avons fait tout ce qui était possible pour que, dans cette atmosphère insupportable, nous nous approchions de quelque chose qui ressemble à une réalité ». Dans cette quête de lumière, le réalisateur et son équipe ont notamment pu profiter du manque de savoir des accompagnants en matière de vidéo. « Ils pensaient qu’ils avaient vu tout le matériel et cela nous a énormément aidés. Ils sont tellement isolés du monde qu’il y a des éléments de base de la vidéo digitale qu’ils ne maîtrisent pas du tout. J’insiste sur le fait que ce sont des connaissances de base. Par exemple, ils ne savent pas qu’une caméra contient deux cartes mémoires, ou que la lumière rouge signifie qu’elle tourne toujours. » Ainsi, la caméra était allumée dès l’arrivée sur les lieux du tournage et ne cessait de filmer jusqu’au soir. D’autres scènes sont volées depuis la fenêtre de la chambre d’hôtel, alors que, dans une salle adjacente, les images tournées dans la journée sont visionnées et censurées par des agents.

La mise en scène de la propagande se révèle petit à petit, le regard se porte plus loin, hors du cadre strict prévu par le scénario. C’est ainsi que le voile se lève sur les dessous des scènes : on découvre les hommes en noir, présents dans les scènes méticuleusement préparées par l’Etat, qui dictent les lignes aux acteurs, les exhortent à les réciter avec plus de joie, plus de patriotisme, et supervisent le tournage. En bref, leur rôle est de veiller à ce tout se passe conformément aux attentes de la Corée, notamment en gardant un œil sur l’équipe qui est, bien évidemment, escortée en tout temps. L’ampleur du documentaire devient réelle, et c’est avec angoisse que l’on découvre une réalité qui ressemble à de la fiction.

A cela s’ajoute des sous-titres, des avertissements du réalisateur présents tout au long du film, quant aux dessous du tournage. Lors de la conférence, le réalisateur déclare qu’il a pu effectuer un voyage de préparation en Corée, avant de débuter le tournage. Cinq filles lui ont été présentées, et il s’est vu octroyer quelques minutes de discussion avec chacune d’elles avant de pouvoir décider laquelle incarnera la protagoniste. Après leur avoir demandé quel est la profession de leurs parents et où est-ce qu’elles vivent, son choix s’est porté sur Zin-mi, pour deux raisons : ses parents ont des occupations simples (son père est journaliste de presse écrite et sa mère est employée dans une cafeteria) et ils vivent dans un quartier proche de la gare, qu’il a reconnu comme étant modeste. Dans le documentaire, la réalité est toute autre : « quand nous sommes arrivés pour tourner, son père était devenu ingénieur dans la meilleure usine de Corée, et sa mère employée dans une usine de lait qui a été offerte par un milliardaire japonais au pays. Ils vivent dans l’immeuble le plus luxueux de la capitale ; il n’y en a pas d’autres comme ça. Lorsque j’ai eu un instant, une fois, j’ai regardé dans les armoires et elles étaient vides. Dans les salles de bain, il n’y avait pas de brosse à dent ». Dans Under the Sun, on joue constamment avec la frontière, très fine, entre la fiction et le documentaire, entre le croire et le faire croire.

« La Corée du Nord est comme un désert, où tout a brûlé »

Dans cette atmosphère oppressante et remplie de mensonges, une question subsiste : qu’en est-il de la population ? Le réalisateur nous peint un tableau très sombre : en Corée du Nord, tout est politique, tout est réglementé, aucune place n’est laissée à la sphère privée de l’individu. Faire du sport, par exemple, devient un acte essentiel de la vie quotidienne, car « un corps sain et fort est la base de l’activité collaborative et des valeurs sociales saines ». Comment ne pas penser, en frémissant, à la séance de sport obligatoire de 1984 ? Il faut danser, car « Le Généralissime Kim Il-sung a dit que la danse coréenne est très raffinée, énergique et élégante ». La nourriture traditionnelle coréenne, le kimchi, contient toutes les vitamines nécessaires à une personne et prévient le vieillissement ainsi que le cancer. Chaque acte du film est accompli avec fierté pour la patrie. Chaque parole est dite avec déférence pour le grand leader de la nation.

Alors qu’il pensait « prendre une machine à remonter le temps vers les années staliniennes », la vie qu’il découvre est toute autre, et, d’après lui, entièrement purgée de tout renouveau culturel et, évidemment, de toute dissidence politique ; même dans les pires années de terreur sous Staline, les élites culturelles et les dissidents politiques continuent de fleurir. A côté, « la Corée du Nord est comme un désert, où tout a brûlé ». Le programme du théâtre national est sculpté en mosaïque sur la façade de celui-ci, car les spectacles ne changent jamais. Finalement, pour Vitaliy Manskiy, tout le drame du documentaire se situe dans les yeux de la population, dénués de peur. « Pour eux, la vie qui les entoure est la seule possible et la seule compréhensible ».

Ceci est un article sur un réalisateur ayant vécu un an en Corée du Nord, afin d’y tourner un documentaire. Mis à part la nuit dans sa chambre d’hôtel, il a été escorté en tout temps, et n’a jamais eu de choix quant aux lieux de tournage. Ses impressions sur le pays sont donc basées sur ce qu’il a pu voir, ce qu’on l’a autorisé à voir et ce qu’il en a ressenti, et il insiste beaucoup sur ce point. Ni lui, ni moi n’avons d’informations dont la véracité peut être garantie sur la façon dont la vie se déroule réellement en Corée du Nord.

Note quant aux sources : les dires de Vitaliy Manskiy proviennent de ce qu’il a livré après la projection du film au festival Histoire et Cité, le 1er avril 2017 au cinéma du Grütli, accompagné de Natalya Manskaya, son épouse et productrice, ainsi que d’Elena Hazanov, cinéaste russo-suisse

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