Les dessous d’une appli particulière : Jodel

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Petit résumé pour les non-initiés-ées et autres curieux-ses : avant toute chose, cela se prononce « Yodel ». Eh oui, c’est un mot allemand. Jodel nous vient donc d’Allemagne, créée en 2014 par Alessio Avellan Borgmeyer. Jodel est un cousin de Yik Yak, une autre application, cette fois étasunienne, dont vous avez peut-être vu des captures d’écran sur votre fil d’actualité Facebook.

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Si vous ne connaissez pas Fifty Shades of Grey (et tant mieux pour vous), voici un autre exemple :

image-2Le but ? Poster des messages anonymes (220 caractères maximum) ou des photos, commenter et voter anonymement sur ces mêmes posts, le tout dans un rayon de 10 kilomètres. L’idée du concepteur est d’être au courant de tout ce qui se passe dans notre entourage [1]. Initialement pensée pour les étudiants-tes des campus universitaires, elle est accessible par tous, il suffit juste d’être majeur-e. Au final, Jodel se rapproche un peu d’un Twitter anonyme.

Evidemment, comme dans tout autre réseau social, tout n’est pas permis. Il existe des règles et des modérateurs-trices qui vous empêchent de publier des photos de votre sexe, par exemple (quelle idée, n’est-ce pas ?). À Neuchâtel l’application a carrément dû être bloquée pendant quelques jours à cause de certains propos qui violaient la charte de Jodel [2]. En dehors de ce côté légal, si je voulais écrire un article sur Jodel, c’est parce qu’avec son contenu hétéroclite il ressemble à un marché aux puces virtuel, il regorge de discours et d’interactions observables et analysables. Autant vous dire que la sociologue qui est en moi ne pouvait pas manquer ça. Après un an d’utilisation, voici un compte-rendu (non exhaustif) de ce qui m’a le plus marqué :

  • Il y a les donneurs-euses de morale. Je m’explique : ceux-celles qui rétrogradent les posts qui parlent d’infidélité par exemple, ou ceux-celle qui font disparaître les posts en allemand ou en Suisse-allemand. Il suffit que cinq personnes votent négativement sur un post ; un « j’ai trompé mon copain et je ne sais pas quoi faire » ne tient en général pas plus de dix minutes. C’est ce que j’appelle « l’auto-censure » et ce phénomène en dit long sur les limites de la liberté d’expression sur une application aussi accessible.
  • Il y a les témoignages divers et variés : les chagrins d’amour, les « spotted », les blagues, les reprises de Twitter. Néanmoins, ceux qui m’ont le plus fait rire, sont les commentaires type « scatophiles » passant par le traditionnel lendemain de soirée difficile (petite mention au « caca mou » après une cuite), aux clichés d’un rouleau de papier hygiénique vide, jusqu’au sondage pour la meilleure gynécologue de Genève.
  • Sans oublier les commentaires en live sur les professeurs de droit, de médecine ou de psychologie. Je peux me targuer de connaître Monnier, Dick, ou Moccozet sans avoir mis les pieds à un seul de leurs cours.

Toutefois, le thème qui surpasse tous les autres est le célibat. Ou plutôt, l’irrépréhensible désir de trouver un-e partenaire sexuel-le ou sentimental-le. Comme si le célibat était une épreuve ou une malédiction. Est-ce la société qui nous pousse à vouloir trouver à tout prix l’âme sœur ? Et pourquoi ?

Martucelli est d’avis que l’individu singulier ne peut exister seul ; il a besoin de la reconnaissance des autres (Martucelli, 2010 : 51). C’est de cette manière que j’interprète les posts comme « Qu’est-ce que vous pensez des filles de 1m70 ? » ou « Est-ce que je suis le seul à … » Nous cherchons tous-tes, ou presque, à être avalisés-ées. Nous voudrions que quelqu’un nous réponde que nous ne sommes pas seuls-es au monde, que nous sommes normaux-ales malgré notre unicité. Que nous rentrons quand même dans le puzzle ! (Je m’adresse à vous, amateurs-rices d’ananas sur les pizzas).

Jodel c’est aussi l’explosion de certains « tabous ». Grâce à l’anonymat, on y parle de sexe, de désir, de fantasmes, de positions, ou de pets vaginaux de manière décomplexée. Alors que, généralement, une personne parlant librement de ses pratiques sexuelles sera vue comme un-e obsédé-é ou un-e nymphomane, car son discours trop explicite donne une vision instrumentale et non affective de la relation sexuelle (Bozon, 1999 : 6). L’abondance de ce type de message est peut-être aussi le signe que nous avons besoin de trouver un espace pour en parler, justement parce que le silence autour de ce sujet est roi dans notre vie de tous les jours. En tout cas, si Jodel permet de déconstruire ces gênes, tant mieux !

 

Autant le dire tout de suite, je suis rapidement tombée sous le charme de Jodel. Je dirais même plus, j’en ai été émue. Oui, parce que je fréquente les mêmes lieux que les autres Jodelers, parfois en même temps, sans même m’en rendre compte, sans les voir, sans les reconnaître. Et pourtant, nous sommes liés ; j’ai l’impression d’appartenir à une grande famille. Comme s’il existait une communauté estudiantine, alors même que je n’en connais que quelques membres.

Je pense que nous pouvons rapprocher ce phénomène de ce qu’Anderson dit de la nation (Anderson, 2006). Lui appelle cela l’imaginaire national : la nation serait une communauté construite par les autorités, au travers d’un hymne national, d’une même langue, une même monnaie, afin de créer l’impression d’une solidarité entre des membres qui ne se connaissaient pas et ne peuvent se reconnaître. Dans notre cas, Jodel permet de rendre palpable toute une série de préoccupations étudiantes ; un budget serré, la flemme, les TPG en retard, la météo, l’amour ou le sexe. C’est ce partage de mêmes préoccupations qui contribue à construire ce sentiment de « communion » avec de parfaits inconnus. C’est en quelque sorte la magie de cette appli. Bref, c’est un lieu de partage, d’échanges de conseils amoureux, musicaux ou cinématographiques, de recommandations style TripAdvisor, de gentillesse gratuite mais aussi de méchanceté gratuite.

Parce que bien sûr, tout n’est pas rose. D’abord car Jodel, comme toutes les autres applications « de communauté », montre la difficulté que nous avons à communiquer spontanément et sans intermédiaire. Ensuite, parce que les dérives possibles sont nombreuses ; insultes, étalages de la vie privée d’autrui, photos prises sans consentement, propagations de fausses informations et surtout, il est difficile de se rendre compte de l’effet de certains messages derrière un écran. Et puis parce que l’anonymat peut sembler agréable et libérateur au début, mais en fin de compte, rien ne vous donne de garantie sur l’identité de votre interlocuteur-rice.

Au final, vous trouverez sans doute que certains commentaires ne volent pas haut, vous ne serez pas d’accord avec tout. Libre à vous alors d’entrer en débat ou de les ignorer, et même de désinstaller l’appli. Reste que si vous êtes ouverts aux nouvelles rencontres, Jodel n’est pas une si mauvaise option. N’oubliez cependant pas de vous créer un compte Telegram pour pouvoir communiquer tranquillement et anonymement. Et bien sûr, de convenir d’un lieu public pour un premier rendez-vous; nous ne sommes jamais trop prudents !

Après on ne va pas se mentir, Jodel incite aussi – surtout ? –  à procrastiner. Donc comme toute bonne chose ; c’est à consommer avec modération !

Avatar de Tristan Boursier

Une réponse à “Les dessous d’une appli particulière : Jodel”

  1. Avatar de Pschiiit
    Pschiiit

    Beau commentaire de cette magnifique application ! J’essaie de la promouvoir autour de moi, car je la trouve très bénéfique. Puis elle m’a appris de même beaucoup de choses sur les gens, les tendances et la réalité de certaines idées pré-fondées. Je pense aussi que c’est sur les tabous du sexe qu’il y a le plus de prise de liberté sur l’application, même s’il faut réfléchir à la tournure de phrase du post principal, pour éviter de choquer et ainsi se voir prendre un -5 direct. Bonne journée. #JodeleurLyonnais #x

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