Entretien avec Abu Rabih, réfugié syrien en Italie

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Je rencontre Abu Rabih Hums dans l’ancien palais de l’évêque à disposition des familles de réfugiés syriens, dans la campagne de Trento, en Italie. Marta, qui travaille pour la mission Operazione Colomba au Liban et avec les Syriens arrivés en Italie, est aussi présente à l’interview et accepte d’être mon interprète d’occasion.Au centre d’accueil, Abu Rabih est la personne de référence si nous voulons en apprendre plus sur la Syrie, la guerre et la politique. Les trente-et-un réfugiés de Trento sont tous ses frères ou sœurs de sang ; ils font tous partie de la même grande famille. Les Syriens font référence à Abu Rabih, leur guide depuis toujours. Ils lui ont attribué le rôle du leader il y a plusieurs années, au moment de devoir quitter la Syrie. Abu Rabih a réussi à tenir sa famille unie, avec le soutien inconditionné de sa mère, une jeune quinquagénaire avec ses dix enfants et ses dix-huit petits enfants à sauver. J’ai travaillé au centre d’accueil pendant deux mois. Étant donné que je voulais absolument connaître tous les détails de l’histoire de cette famille syrienne, les autres opérateurs qui travaillent pour Caritas avec les réfugiés depuis leur arrivée m’ont conseillé de parler avec Abu Rabih, leader et représentant du groupe. Au moment de l’interview très informelle accordée par Abu Rabih, Marta et Tommaso, un autre opérateur qui travaille avec nous, sont aussi présents et aident Abu Rabih à intégrer son récit avec les détails plus techniques de l’arrivée en Italie. J’ai été avertie du fait que, même si Abu Rabih est toujours disponible à raconter son histoire, ce sujet reste très délicat pour la famille. Si d’un côté ils comprennent l’importance de nous faire part de leur histoire, devoir se souvenir des années de guerre reste pour eux une souffrance.

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Abu Rabih commence à conter son histoire avant même que je ne lui pose des questions. Il sait comment raconter son histoire, il l’a déjà fait, et pour un public bien plus important : devant la police, à l’administration centrale et devant la Commission territoriale pour la reconnaissance du statut de réfugié à Vérone, il y a quelques mois. Après tous ces témoignages, raconter son récit est devenu une habitude. Il a les yeux bienveillants d’un père de famille. D’ailleurs, il nous considère tous comme ses enfants, nous les jeunes qui travaillons ici avec les réfugiés syriens. Abu Rabih a le visage ridé, ses rides sur le front et sur les côtés de la bouche sont profondes. Il a le visage d’une personne qui a peu dormi, ou peut-être qui ne dort plus. Celui d’une personne qui a beaucoup pleuré, mais qui en garde toujours le secret pour essayer de se montrer fort, lui qui doit être la force et l’espoir du groupe.

« Nous avions une vie normale, nous étions jeunes, les premiers amours étaient dans l’air, nous avions commencé à fonder nos nouvelles familles. »

« J’habitais à Homs, en Syrie. Homs était la troisième ville du pays par rapport au nombre d’habitants, la première détruite par Bachar el-Assad. Toute ma famille habitait plus ou moins dans la même ville. Nous avions une vie normale, nous étions jeunes, les premiers amours étaient dans l’air, nous avions commencé à fonder nos nouvelles familles. Trois de mes quatre enfants sont nés en Syrie. En 2010, quand les premières manifestations pacifiques pour conquérir la liberté contre Assad ont commencé, la ville de Homs était l’une des premières où les jeunes sont descendus dans les rues.  Malheureusement, Assad avait bien compris comment les choses allaient se passer et a mis fin à toute révolte. Quand une ville ou un quartier était identifié comme le nid des rebelles, toutes les personnes qui y habitaient devenaient la cible de la police et étaient arrêtées sans aucune raison. Plusieurs fois, ils m’ont arrêté, sans explications et sans motif. »[1] Pour se faire mieux comprendre, il croise les poignets et me montre l’endroit exacte où les menottes avaient entaillé ses poignets. Marta nous explique qu’en Syrie, le vrai nom de Abu Rabih est souvent confondu avec celui d’un terroriste anti-régime, raison pour laquelle il a été arrêté plusieurs fois pour homonymie.

« Les manifestations pacifiques ont été réprimées dans le sang. Bachar el-Assad a tiré sur les foules. »

Abu Rabih ajoute ensuite : « Les manifestations pacifiques ont été réprimées dans le sang. Bachar el-Assad a tiré sur les foules. Pas de liberté pour nous qui avions manifesté pacifiquement. » Et quand Marta, qui est aussi mon interprète, prononce le mot liberté, le récit s’arrête pour un instant. « Parfois, nous ne sommes pas conscients de ce que l’on a, de notre liberté », réfléchit Marta. « Mais quand sur la route pour l’Italie un bus de Syriens criait « Liberté, Liberté », je me suis rendue compte à quel point les réfugiés rêvent de cette liberté. » Pour revenir à la Syrie, je lui demande quelles ont été les conséquences pour lui lorsque le conflit a dégénéré. « Après les premières manifestations internes au pays, différents acteurs internationaux se sont mobilisé en Syrie. Suite à l’intervention de l’armée libre des rebelles, l’armée du régime, Daesh, Al Nusra, les Russes et les Etats Unis, les villes ont été rapidement détruites et tout ce que nous avions construit avec nos mains a disparu ».

« Je détourne mon regard et le tourne vers Homs détruite, il n’en reste plus que des pierres et des fantômes. »

Abu Rabih allume son ordinateur. Il veut me montrer une vidéo faite par un drone russe de la ville de Homs aujourd’hui. Je le regarde s’affairer sur son ordinateur : il a les mains puissantes du maçon qu’il était. Lorsqu’il trouve la vidéo, il vérifie bien qu’aucun des enfants ne puisse l’entrevoir. Les bâtiments de celle qui devait être une grande ville ne sont plus que des squelettes. Je regarde Abu Rabih et cherche son regard. Il suit la vidéo pendant quelques instants, puis il en détache son regard, il n’arrive pas à supporter la tension. Une larme coule le long de sa joue et reste coincée entre ses rides, comme sa douleur. Voir toutes les briques voler en éclat est trop lourd pour lui. Il reste assis avec nous, il supporte le poids de devoir continuer à raconter, une énième fois, son histoire. Je cherche encore ses yeux, mais il ne se laisse toujours pas trouver. Il regarde ailleurs. Je détourne mon regard et le tourne vers Homs détruite, il n’en reste plus que des pierres et des fantômes.[2] Rami, le beau-frère de Abu Rabih, pense que l’on trouve aujourd’hui autant de morts que de vivants sous les décombres. « Mariana et Machmud [les neveux d’Abu Rabih, qui ont respectivement 3 et 5 ans] ont habité enfermés dans une cave sous les bombardements pendant trois ans, avant qu’ils ne puissent rejoindre le camp de réfugiés au Liban », m’explique Tommaso. À la fin de la vidéo, Abu Rabih met en pause sa douleur. Il reprend son attitude posée et la force du leader.

« Au Liban (…) ils ne nous aimaient pas, ça c’est certain, mais au début ils faisaient comme si nous n’existions pas. »

Pour relancer la discussion, je cherche à savoir quand sa décision de fuir la Syrie a-t-elle été prise. « Au début, nous étions des réfugiés internes pendant environ six mois. Nous avons décidé de traverser la frontière avec le Liban en octobre 2011 et nous nous sommes installés dans le camp de Tel Abbas, à 5 km de la frontière syrienne. Pour nous le Liban était comme la Syrie : les conditions de vie n’avaient pas vraiment changé. La seule grande différence que l’on remarquait était la forte discrimination religieuse du Liban. En Syrie, les personnes que je côtoyais étaient des catholiques, des musulmans chiites ou salafistes, je ne remarquais pas la différence, cela ne nous intéressait pas, du moins jusqu’au début de la guerre, quand chacun a dû choisir son camp. Au Liban, au contraire, les différents groupes religieux ne se mélangent pas : chacun restait avec sa communauté et les Syriens n’étaient pas très appréciés ; ils ne nous aimaient pas, ça c’est certain, mais au début ils faisaient comme si nous n’existions pas. »[3] Je continue, en lui demandant comment ils ont fait pour résister au Liban pendant les premières années.

« Quand je suis arrivée au Liban la première fois en mars 2015, il n’y avait presque rien, le camp était comme un camping d’occasion avec seulement quelques tentes en tissu. »

« Nous sommes restés au Liban pendant environ cinq ans, jusqu’en 2016. Badiaa [sa mère, 53 ans] a essayé de réunir tous ses enfants [dix en tout, dont un mort et une aujourd’hui encore en Syrie] et de les amener tous dans le camp de réfugiés. Elle retournait constamment à Homs pour vérifier l’état de nos maisons et pour essayer de ramener ses enfants et ses petits-enfants. Entre temps, nous avons essayé d’organiser notre vie dans le camp, malgré le peu que nous avions emporté. Au début, nous habitions dans des tentes de camping et puis nous avons commencé à construire de vraies cabanes, quand l’opportunité de rentrer en Syrie devenait de plus en plus lointaine. » Marta veut ajouter quelque chose, elle aussi : « Quand je suis arrivée au Liban la première fois en mars 2015, il n’y avait presque rien, le camp était comme un camping d’occasion avec seulement quelques tentes en tissu. Les familles ont commencé à construire quelque chose qui pouvait ressembler à une maison, mais seulement lorsqu’elles se sont réellement rendu compte de l’impossibilité de rentrer en Syrie. Quand nous sommes partis en février 2016, il y avait des vraies cabanes en bois et des draps en plastique, une école et une aire de jeu pour les enfants. Ils avaient essayé de donner le plus de normalité possible à leur vie, surtout pour les enfants. »

« Beaucoup d’organisations qui nous ont, en réalité, très peu aidés »

Abu Rabih reprend le fil de son discours : « En peu de temps, nous avons commencé à voir au Liban les premières aides humanitaires et le business des ONG en action. Beaucoup d’organisations qui nous ont, en réalité, très peu aidés ; la présence la plus importante pour nous était celle de Operazione Colomba – il tape chaleureusement sur l’épaule de Marta. Ils ont habité avec nous et leur présence internationale a été un moyen de dissuasion efficace contre les attaques de l’armée libanaise. Ils nous ont beaucoup aidés lorsque nous devions aller à l’hôpital. Ils nous rendaient moins invisibles et nous ont servi d’intermédiaire avec les ONG sur place, plutôt lointaines de nos besoins au quotidien. »[4] Pour aller plus loin, je lui demande ce qu’ils ont demandé de faire en 2015 quand ils sont devenus illégaux. « Au début, le gouvernement libanais faisait comme si nous n’étions pas là et il nous laissait rester avec un visa renouvelable tous les six mois à un prix raisonnable. Mais à partir de 2015, de nouvelles lois ont été approuvées et nous devions payer entre 400 et 600 $ par personne tous les six mois et déclarer ne pas vouloir travailler au Liban. Nous ne pouvions plus rester et survivre. Nous avons donc commencé à chercher une voie pour nous enfuir à nouveau »[5].

« Nous ne pouvions plus rester et survivre. Nous avons donc commencé à chercher une voie pour nous enfuir à nouveau. »

Marta, qui était avec eux à ce moment-là, ajoute : « La situation était devenue insoutenable : tous les réfugiés étaient devenus en quelques jours illégaux, les postes de contrôle de la police libanaise étaient partout et on ne pouvait pas les contourner. Les arrestations étaient de plus en plus fréquentes et les conditions dans les prisons libanaises étaient inhumaines. Les Syriens commençaient à récolter des informations pour partir en bateau vers l’Europe. Abu Rabih avait été à Beyrouth et Tripoli et on lui avait proposé d’être le passeur d’un bateau de 200 personnes pour que le voyage soit gratuit pour sa famille. Après avoir refusé cette option, n’ayant jamais conduit de bateau et n’assumant pas une telle responsabilité, lui et les autres hommes avaient pensé partir à travers la mer et faire arriver les femmes et les enfants à pied à travers la Syrie. Alors nous [Operazione Colomba] leur avons demandé un peu plus de temps pour pouvoir essayer une autre voie. Nous ne pouvions pas les laisser partir. Je n’aurais pas pu vivre avec cela. »[6] Un voyage de l’espoir. Un voyage pour sauver trente-et-une personnes, dont dix-huit enfants, dix-huit visages souriants qui ont dû grandir trop vite. C’est par ce voyage chargé d’espoirs qu’ils sont arrivés en Italie. En un après-midi, leurs tentes se sont vidées et en un après-midi, elles se sont remplies à nouveau. « Les autres réfugiés avaient tellement besoin de ces tentes qu’elles ne sont restées vides même pas un jour entier. Dans le bus pour l’Italie, il y avait en alternance des moments d’euphorie exagérée, car nous étions sains et saufs, et des moments déprimants, car nous partions et la Syrie était détruite », ajoute Marta, à la fin de notre rencontre.

« Maintenant nous sommes ici en Italie » termine Abu Rabih. « Nous vous remercions de la manière dont vous nous avez accueillis. Nous voulions un futur pour nos enfants : qu’ils puissent aller à l’école et récupérer leur enfance. Nous ne demandons pas plus, seulement d’être traités comme des êtres humains et de retrouver notre dignité. Notre rêve était la liberté. Maintenant, notre rêve est d’avoir notre Syrie à nouveau. »

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