Ce n’est pas la taille qui compte

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«  Art. 190 Droit applicable

Le Tribunal fédéral et les autres autorités sont tenus d’appliquer les lois fédérales et le droit international. »

Les Etats aiment se vanter de posséder une belle, forte et idéale Constitution. En effet, la Constitution est le fondement même de l’Etat de droit. En Suisse, par exemple, c’est elle qui, entre autres, garantit la dignité humaine, l’égalité de traitement, les libertés fondamentales, instaure la séparation des pouvoirs, répartit les tâches entre les cantons et la Confédération et sert de rempart aux dérives des dirigeants.

La Constitution est le texte de loi le plus important du pays. C’est de ce texte plutôt général et bref que découlent toutes les autres lois, elles, beaucoup plus précises et… nombreuses. En voici un exemple. Article 14 de la Constitution : « Le droit au mariage et à la famille est garanti », point à la ligne. De cet article découle une myriade d’articles de lois. Par exemple l’article 100 du Code civil : « B. Procédure préparatoire du mariage Al.2 Lorsque le respect du délai de dix jours risque d’empêcher la célébration du mariage parce que l’un des fiancés est en danger de mort, l’officier de l’état civil peut, sur présentation d’une attestation médicale, abréger le délai ou célébrer le mariage immédiatement. » Vous voyez le topo.

C’est la Constitution qui garantit nos droits fondamentaux (liberté de croyance et de conscience, liberté d’opinion et d’information, liberté économique et autres). En bref,  la Constitution est notre amie et nous veut du bien.

Mais revenons à notre article 190. Parce que dans ce texte fort, idéal et fondateur qu’est la Constitution, le petit article 190 fiche un sacré désordre. Et pourquoi, me direz-vous ? Parce que grâce (ou à cause) de ces quelques mots, le Tribunal fédéral, qui est le tribunal suprême et final en Suisse, doit appliquer les lois fédérales. J’ai bien dit « lois » et non Constitution. C’est là toute la nuance. « Le diable se cache dans les détails », a très justement dit Nietzsche, qui aurait pu faire un très bon juriste.

En somme, cet article contraint le Tribunal à respecter une loi, et ce même lorsque cette dernière… ne respecte pas la Constitution ! En théorie, les lois étant soumises à la Constitution, elles devraient lui obéir comme les enfants sages que nous sommes devraient le faire avec leurs parents. Il ne devrait donc pas vraiment y avoir de problème. La réalité est bien différente et le rapport entre les lois et la Constitution est parfois conflictuel, voire carrément contradictoire.

Donnons un exemple simple mais frappant : l’alinéa 3 de l’article 8 de la Constitution garantit l’égalité entre les hommes et les femmes. La loi peut faire une différence entre les deux si, et seulement si, une condition biologique impérative l’impose (la grossesse par exemple). Cependant, à la lecture d’un article d’une loi fédérale sur l’âge de la retraite (ici la loi sur la prévoyance professionnelle), on découvre : « art. 13 LPP :  Ont droit à des prestations de vieillesse: les hommes dès qu’ils ont atteint l’âge de 65 ans; 
les femmes dès qu’elles ont atteint l’âge de 62 ans. » Cette loi ne respecte pas l’égalité de traitement entre hommes et femmes et est donc clairement… contraire à la Constitution ! Outre l’âge de la retraite, les exemples sont nombreux : le service militaire obligatoire uniquement pour les hommes ou, jusqu’à récemment, le changement de nom obligatoire pour la femme lors du mariage. Et j’en passe.

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Les tribunaux ont une autre obligation : respecter le droit international. Ce qui en pratique peut être une pente extrêmement glissante car certaines lois fédérales sont clairement en opposition avec celui-ci. Il est donc demandé aux tribunaux de faire un effort et d’essayer d’interpréter la loi pour que celle-ci ne soit pas en contradiction avec le droit international, mais ceci peut se révéler être mission impossible.

Un des textes internationaux le plus important pour la Suisse est la Convention européenne des Droits de l’Homme (CEDH). Il s’agit d’une espèce de Super-Constitution hyper idéale, extensive et contraignante pour ses membres, créée après les événements de la Seconde Guerre mondiale. Les tribunaux suisses se trouvent donc souvent bien empruntés entre leurs différentes obligations : doivent-ils respecter la Constitution et  appliquer les lois fédérales, ou respecter la Constitution et appliquer le droit international ? Le résultat en pratique est que le Tribunal fédéral applique la loi problématique, puis se fait tirer les oreilles par la Cour européenne qui casse sa décision parce que la loi est contraire à la CEDH. Une fois que la Suisse s’est vu notifier la décision de la Cour, elle se décide à modifier sa loi. Un processus qui, vous l’aurez imaginé, est long… très long.

En conclusion, on sent clairement qu’il y a anguille sous roche, ou plutôt baleine sous caillou dans le système. Quels sont les problèmes finalement ?

Premièrement, il est un peu choquant de se dire que ce genre d’informations soit aussi difficile d’accès pour Monsieur et Madame Tout-le-monde, car elles ont un fort impact sur nos vies (l’âge de la retraite, l’armée etc..). Nous vivons tous sous des lois qui ont une incidence directe sur notre quotidien mais qui sont totalement contraires à la Constitution et, par ce fait, contraires au fondement de notre société !

Deuxièmement, par rapport à cette situation, le Tribunal fédéral et le système judiciaire ne nous sont pas d’une grande aide, car ils ont eux-même l’obligation tirée de la Constitution de respecter les lois. Nous sommes dans l’histoire un tantinet maso du serpent qui se mord la queue.

Troisièmement, on remarque que le droit et les lois ont toujours une longueur de retard par rapport à l’avancement des mœurs et de la société en général. Ce qui pourrait expliquer pourquoi les lois de notre pays contiennent encore de nombreuses règles contraires à la Constitution et plutôt …« old school » pour être poli (quand on sait que les femmes peuvent voter seulement depuis une trentaine d’années, pas besoin de faire un dessin).

Mais alors, me direz-vous, pourquoi simplement ne pas supprimer cet article 190 et donc obliger le Tribunal fédéral à n’appliquer que la Constitution au mépris des lois ? C’est justement là tout le débat. Car si le petit 190 se voyait supprimé, les tribunaux fédéraux se verraient conférer un pouvoir énorme : celui d’interpréter et modifier quasiment toutes les lois. Cela voudrait dire que seuls les juges fédéraux, non-élus par le peuple et ayant tous une formation juridique, auraient un impact énorme sur la société. Ce qui est, par exemple, le cas aux Etats-Unis avec les juges de la Cour suprême. Idée qui ne plait guère au Parlement suisse, composé de politiciens issus de milieux et de formations variés et élus par le peuple, qui verrait son travail en partie vidé de sa substance. Le débat est ouvert.

Finalement, ce qui dérange, c’est surtout cette impression de « faites ce que je dis, mais pas ce que je fais » de la part de l’Etat. La Suisse, et les Etats en général, aiment se vanter auprès du monde entier de leurs avancées démocratiques et libertaires via leur Constitution. On voit souvent des dictatures se réfugier derrière leurs textes de lois pour légitimer leur pouvoir et leur élection. Sauf que, comme lorsque l’on souscrit un abonnement de téléphone, il faut être vigilant ; mieux vaut lire toutes les astérisques en bas de page pour ne pas avoir de trop mauvaises surprises. On le voit bien, même en Suisse, une petite chose qui mesure à peine deux lignes peut engendrer des effets bien surprenants !

Avatar de Tristan Boursier

3 réponses à “Ce n’est pas la taille qui compte”

  1. Avatar de Filipe
    Filipe

    Oui, mais.

    Le TF applique les lois fédérales, certes, et heureusement qu’il le fait.
    Pour contrôler la constitutionnalité d’une loi, il y a deux mécanismes. Le contrôle concret, et le contrôle abstrait. Et le contrôle concret de constitutionnalité remet tout en ordre. On fait recours contre une décision d’application de cette loi « anticonstitutionnelle », on épuise les instances cantonales si opportun, et on arrive au TF. Et là, tout est rétabli. Arrêt Rohner pour le droit de vote des femmes en est un cas d’école.

    Y’a pas le feu je crois.

    1. Avatar de Lydie
      Lydie

      Hello!

      Ce que tu dis est juste, mais uniquement pour contrôler la constitutionnalité des lois… cantonales !
      Pour les lois fédérales le TF est justement lié par l’article 190.

      Merci pour ta remarque

      1. Avatar de Filipe
        Filipe

        Ah oui mince, très juste! 😀

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