Kobané : une bataille médiatique dans une guerre d’influence

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Les États-Unis arment un groupe qu’ils considèrent comme terroriste. C’est bien ce qu’il s’est produit dans la journée du dimanche 19 octobre lorsqu’un avion Américain largua des armes à Kobané pour les YPG (Unités de protection du peuple). Comment peut-on expliquer un tel renversement ? Comment est-ce que les milices kurdes et leurs volontés nationalistes sont-elles passées du statut de menace terroriste au statut de héros, résistant contre la barbarie ? En suivant une logique de « Marketing of Rebellion » les Kurdes ont su s’imposer dans l’espace médiatique en incarnant le camp du bien et ainsi légitimer leurs combats. Avant de développer cet argument, un petit débrief historique s’impose.

Qui sont les Kurdes ?

Avec plus de quarante millions d’individus, les Kurdes sont le plus grand peuple sans nation. Ayant une identité ethnique, linguistique et laïque, ils sont répartis entre la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran (Billion, 2014). Leur diaspora est une des plus importantes en Europe. Depuis les accords Sykes-Picot, ce peuple sans territoire lutte pour son autonomie et, à terme, pour la création d’un État kurde indépendant. Cependant, contrairement aux  Palestiniens ou aux Tibétains, leur combat n’a jamais été pleinement relayé dans les médias de masse. Depuis les années 80, les combats du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) en Turquie, et en Irak, ont fait plus de 44 000 victimes (Orhan, 2014). Ce groupe a été et est toujours considéré de facto comme terroriste par la Turquie, les États-Unis, l’Union européenne et bien d’autres États.

Malgré ces considérations de la communauté internationale, la lutte des Kurdes pour plus d’indépendance a fortement avancé, particulièrement grâce à l’instabilité de cette région. L’invasion de l’Irak en 2003 a mis fin à la dictature de Hussein, qui, ne l’oublions pas, avait commandité le massacre de Halabja où près de 5000 civils kurdes sont morts après avoir subi une attaque chimique. Le retrait des troupes américaines a laissé derrière lui un pays à l’agonie. Ex-allié des forces étatsuniennes et profitant de cette faiblesse, le Kurdistan irakien proclame en 2005 son autonomie et est reconnu en tant que tel par la communauté internationale et par la constitution irakienne. De même, la guerre civile syrienne consécutive au printemps arabe a permis au Kurdistan syrien de s’émanciper de la tutelle nationale, au prix d’un pacte de non-agression avec le régime de Bachar el-Assad. Ces progrès vers l’indépendance se sont faits dans une indifférence quasi absolue. Le réel retournement des esprits a eu lieu il y a quelques mois, grâce à un groupe qui, lui, a une forte frappe médiatique: ISIS (Islamic State of Iraq and Syria).

« Pour asseoir une autonomie territoriale et légitimer un État hypothétique, rien de tel que l’appui de la communauté internationale »

Pour asseoir une autonomie territoriale et légitimer un État hypothétique, rien de tel que l’appui de la communauté internationale, et, qui plus est, lorsqu’elle est unanime et passe par une large couverture médiatique. Suivant une logique de « Marketing of Rebellion » (Bob, 2005; voir annexe), la cause indépendantiste Kurde a su conquérir l’espace médiatique et mobiliser l’aviation américaine et internationale en sa faveur. Alors que le combat pour l’indépendance kurde provoquait au mieux l’indifférence, au pire la crainte d’une menace terroriste, elle est aujourd’hui l’étendard du monde libre et humaniste. Nous pouvons expliquer ce basculement par les logiques de traitement de l’information.

Nous, petits consommateurs d’informations, ne sommes pas prêts à recevoir des données trop complexes, pour lesquelles il faut développer une réflexion intense et dont on ne peut dégager une solution unique et évidente. Les processus d’indépendance, nationalistes, sont souvent  impropres à la consommation médiatique. Les souvenirs de l’explosion de la Yougoslavie et des massacres au nom du nationalisme sont encore ancrés dans les mémoires collectives. Ainsi la cause nationaliste kurde, répartie sur plusieurs États, composée d’une multitude de groupes, avec des statuts d’autonomie très différents d’un État à l’autre, n’est pas comestible médiatiquement. Cependant l’arrivée d’ISIS a bousculé les choses. Nous avons fait face à une simplification normative. En bref, la simplification de relations transnationales complexes à l’aide des notions de Bien et de Mal.

Le groupe ISIS, aussi connu sous le nom de Daech, a rapidement incarné le Mal. Sa pratique rigoriste d’un islam ultra-radical, son application de la charia dans les villes occupées, les exécutions sommaires et les décapitations de ressortissants occidentaux ont résolu Al-Qaida à le répudier, car considéré comme trop extrémiste. Ainsi, ce califat incarne parfaitement son rôle de grand méchant au point même que l’on oublie qu’il est considéré comme un « libérateur » pour bon nombre d’Irakiens sunnites persécutés par le gouvernement irakien chiite et qu’il incarne la principale résistance à Bachar el-Assad en Syrie. Les Kurdes, restés en retrait durant la progression d’ISIS, se sont retrouvés sur les devants de la scène après la débandade de l’armée régulière irakienne face à ISIS. Ce retrait précipité a laissé derrière lui une zone où aucun pouvoir ne s’exerçait. Dès lors, les deux forces restantes se sont livrées bataille pour le contrôle de cette région. ISIS contrôle désormais Mossoul et les Peshmergas (force militaire du Kurdistan irakien) Kirkuk. Si les Peshmergas ont stoppé la progression de Daech, ils ont aussi considérablement agrandi leurs zones de contrôle. Cependant, ces luttes de pouvoir se sont miraculeusement transformées en vitrine des revendications kurdes. En stoppant la progression de Daech et en recueillant les réfugiés des villes conquises; les Kurdes se sont imposés en résistant face à la barbarie. Profitant de cette position médiatique, les Peshmergas, le gouvernement kurde irakien mais aussi l’ensemble des acteurs indépendantistes kurdes se sont donnés une image idéalisée de leurs combats. Les Kurdes paraissent être ainsi un bloc unique partageant une idéologie laïque, démocratique et pro-minoritaire ; contrastant avec ISIS et permettant de rentrer en résonance avec les conceptions du « Bien » occidental. Cette idéalisation a atteint son paroxysme avec la sur-médiatisation des femmes combattantes au sein des Peshmergas et des YPG. Belles, courageuses, déterminées, elles incarnent parfaitement le rôle de la  Mulan  des temps modernes. La féminisation de l’armée lui donne une légitimité médiatique certaine. En plus de donner un caractère humain, sensible et défensif aux milices kurdes, elles représentent une justice divine et féministe punissant les « méchants » djihadistes misogynes. Nombre de médias ont fait l’apologie de ces combattantes, certains même allant jusqu’à encenser les attaques suicides menées par celles-ci. L’impression générale que l’on tire de ce flux médiatique, et d’autant plus avec la bataille de Kobané, est que les Kurdes (considérés comme une unité homogène) sont les victimes de ISIS (les méchants djihadistes) et qu’ils défendent héroïquement leurs territoires, leurs idéaux humanistes mais aussi les autres minorités. Ce plaidoyer médiatique est d’autant plus fort que les discours positifs sur un peuple du Moyen-Orient sont rares.

« Cette vision manichéenne nous fait oublier les parties sombres du camp kurde »

Cette vision manichéenne nous fait oublier les parties sombres du camp kurde. Le financement du PKK et donc, par extension, des YPG par le racket et le trafic de stupéfiants (Pek & Ekici, 2007) ne pose soudainement plus aucun problème. De la même manière, les relations ambigües entre les YPG et Bachar el- Assad sont passées sous silence. Ensuite, comme toutes les communautés, les Kurdes ne sont pas un bloc homogène. S’il est vrai que le PKK a bel et bien des revendications féministes, pro minorités et communistes, il est loin d’être représentatif de l’ensemble des Kurdes. Le plus grand parti du Kurdistan irakien, le KDP, est un parti conservateur et populiste. Gardons aussi à l’esprit que les minorités arabes du Kurdistan irakien sont opprimées et ne sont pas représentées politiquement.

Ainsi la couverture médiatique de la montée de Daech nous a donné une vision biaisée des Kurdes et de leurs combats. Sous couvert de résistance et de défense des valeurs humaines, c’est bien une guerre de territoire et d’influence qui se joue. L’impact médiatique n’agit pas uniquement sur nos esprits mais aussi sur le terrain. Alors que les YPG était sur le point de perdre Kobané, l’appui de l’aviation Américaine et le renfort des Peshmergas transitant par la Turquie, alors même que ces deux Etats considèrent les YPG comme une milice terroriste, a permis aux Kurdes de reprendre l’intégralité de la ville. Ainsi, après avoir gagné la bataille médiatique d’aujourd’hui les Kurdes seront-ils à même de gagner la bataille de l’indépendance demain ?

Plus d’infos sur le « Marketting of Rebellion » (Bob, 2005) :

Théorie postulant que la médiatisation et la légitimation des groupes rebelles ou résistants ne passe pas par une gradation de la peine. Ce ne sont pas les plus malheureux qui sont les plus défendus, médiatisés. Au lieu de cela, ce phénomène est mieux expliqué par une dynamique de marketing. Les insurgés sont à la recherche de légitimation, de soutiens militaires. Ces soutiens sont donnés par les États. Cependant pour atteindre ces États, il faut sensibiliser les individus qui y résident. Les médias, les ONGs, sont des acteurs qui offrent cette opportunité. Cependant ceux-ci ne sont pas neutres, ils cherchent à maximiser leurs pouvoirs d’influence et à préserver leur légitimité. Pour cela, ils ne peuvent pas soutenir n’importe quel groupe d’insurgés, bien au contraire, ceux-ci doivent répondre à un maximum de critères parmi lesquels: être une victime, représenter le camp du Bien, posséder une élite anglophone, avoir un leader charismatique, être pacifique. Les groupes d’insurgés luttent pour répondre au mieux à ces critères afin que leurs revendications soient transmises au monde via les ONGs et les médias.

 

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